©Chris Cleave

Chris Cleave est un romancier anglais qui vit à Londres avec sa femme française et ses 3 petites têtes : 2 garçons et 1 fille.
Petitestetes.com vous fait partager quelques morceaux choisis de la vie de ce papa trentenaire en publiant certaines de ses chroniques écrites chaque semaine pendant 2 ans pour The Guardian inédites en France et traduites pour Petitestetes.com.

Pour en savoir plus au sujet de Chris Cleave, rendez-vous sur :
www.chriscleave.com

Filles amoureuses

Une chronique de Chris Cleave

Histoire triste de coeur brisé ! Isobel, la fille de nos amis est revenue de l’école en larmes cette semaine. Fonçant droit dans son lit, inconsolable, elle rapporta entre deux sanglots que David l’avait “larguée” au profit de Poppy. “Comment David a-t-il pu me faire ça à moi ?” dit-elle. “Je l’aimais, et maintenant j’ai le coeur brisé et il est avec elle.” Elle cracha le nom de Poppy comme si elle avait mangé une Chupa-Chup salée et s’effondra dans ses oreillers roses. “Maintenant je ne pense plus que les choses seront toujours les mêmes,” soupira-t-elle.

Isobel, pour mémoire, a six ans. Poppy, sa rivale en amour, est jeune, elle n’a que cinq ans trois quarts. David est l’infâme vieux mec dans ce trio – il aura sept ans en septembre.
Il me plaît d’imaginer ce drame de passage à l’âge adulte en prenant le point de vue de David. Chaque jour de la semaine, comme la coutume l’encourage et la loi l’exige, David arrive à l’école. C’est sympa l’école. A la récréation, David joue au foot avec les autres garçons. Il y a aussi des filles dans la cour mais elles jouent à part, rebondissant au dessus d’un jeu complexe impliquant un élastique et des sauts.
Après la récréation, tous rentrent pour faire des trucs avec du papier crépon et de la colle. A l’intérieur, les filles sont plus proches, mais elles rentrent dans le champ de vision de David uniquement comme un flou capricieux, un nuage indifférencié. Durant peut-être une semaine, une de ces filles décide de passer un laps de temps inhabituel à la table de David – elle atteint presque ses sens. Il ne saisit pas son nom. Un jour, une fille différente s’approche de la table et dit bonjour à David. Il lui rend son bonjour. La nouvelle fille sourit triomphante. David a l’air perplexe. Les deux filles commencent à se disputer, elles disparaissent de nouveau dans le nuage inconnu et David ne remarque plus jamais aucune des deux.

Plus tard la même semaine, l’Institut de l’Education publie un rapport révélant que les filles sont plus avancées que les garçons dès l’âge de cinq ans. “Dites que ce n’est pas vrai!” J’ai envie de pleurer. Mais plus je fais des recherches, plus je découvre que l’écart est réel et de plus en plus grand. Au fil de l’évolution de la société, les filles de six ans comme Isobel ont un niveau de sophistication sociale qui est humiliant pour un garçon de mon âge.
Si j’éprouve un certain malaise dans le cas d’Isobel, c’est parce que ses parents - fervents athées - nous ont demandé un jour à ma femme et moi de prendre soin d’elle dans l’éventualité où tous les deux viendraient à périr dans un accident de voiture. Si cette éventualité me donne le statut de parrain non religieux d’Isobel, je m’inquiète à l’idée de devoir être le mentor de son développement personnel et spirituel. Heureusement, il est plus probable qu’arrive l’inverse.
Je vous explique le prompt rétablissement d’Isobel suite à cette scène de ménage avec David et Poppy. Se relevant de ses oreillers mouillés de larmes, elle déclara : “C’est bon Maman, j’en ai complètement fini avec David maintenant. Je vais plutôt me marier avec Kattie. Parce que les filles peuvent se marier avec des filles maintenant , n’est-ce pas Maman ? Ce n’est juste plus un problème.”

Ce n’est pas seulement en amour que les filles sont si adultes – c’est dans la vie même. Elles ne font pas tant les choses mieux que les garçons, elles jouent aussi littéralement un autre jeu. Mes garçons ont deux et cinq ans et jouent aux pirates d’il y a 500 ans, ou aux space rangers de dans cinq cents ans. Le passage du millénaire n’a pas plus d’importance à leurs yeux que du broccoli. Mais, alors que les garçons sont forts en histoire sans fiction ou en science-fiction, les filles sont des réalistes contemporaines. Elles jouent dans l’ici-et-maintenant, ce qui est peut-être ce qui les rend si bonnes à cela.

D’autres amis ont deux filles dont le jeu favori s’appelle “gouvernements”. Emma, 5 ans, est toujours Gordon Brown* alors que Holly, 2 ans, est Alistair Darling. Je ne comprends pas bien pourquoi Emma – une enfant si mignonne et charismatique – doive jouer le rôle du Premier Ministre, mais c’est comme ça. Le jeu est à peu près celui-ci : “R’garde, j’a sauvé l’économie mondiale,” dit Emma gravement. Ce à quoi sa petite soeur répond : “Nan, moi l’a sauvé, moi sauvé les cocos d’amygdales”. Le va et vient peut durer des heures - les jeux de filles sont d’un réalisme saisissant.

Etant un garçon, cela m’a pris 35 ans à comprendre pourquoi je suis inutile dans la vie réelle – mais maintenant la vérité est tombée, on a ré-affecté nos rôles à la maison. Ma femme, qui va à l’école en réalité, est donc en charge de l’Ici-et-Maintenant. Moi, ayant grandi avec les space rangers et les pirates, suis officiellement responsable des Rêves et des Projets, mais aussi des Erreurs Commises Par le Passé. Et en ce qui concerne nos garçons, aux très prochaines récréations, je les encourage à apprendre ce jeu complexe mêlant élastique et sauts.

* Gordon Brown, Premier Ministre anglais de 2007 à 2010
Alistair Darling, ministre des finances de Gordon Brown